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Arabie Saoudite – Eurofighter – Rafale – SCAF et industrie européenne de la défense ? Un article dans la presse allemande.

03 novembre 2023 l Jean-Marie Dhainaut, traduction de l’interview de Bert Stegkemper (ancien cadre d’Airbus) par Gerhard Hegmann, parue dans Welt le 03.10.2023

Cet article parut en version allemande dans la publication online « Welt » sous le lien :
https://www.welt.de/wirtschaft/plus248257898/Ruestung-Saudi-Arabiens-Avancen-offenbaren-das-heikle-Schicksal-des-Eurofighters.html

Avec l’accord de la personne interviewée et avec mention de la source, je propose ici cette traduction en français car il me semble que cet article est intéressant aussi du côté français. Je vous en laisse juger sans plus de commentaire préalable.

Nota : L’autorisation de la personne interviewée n’altère pas les droits d’autrui liés à l’article publié.

Auteur : Gerhard Hegmann, Rédacteur économique indépendant.

Publication: WELT 30.10.2023

Titre original: „Saudi-Arabiens Avancen offenbaren das heikle Schicksal des Eurofighters“

Durée de lecture, environ 5 minutes.

Traduction : Jean-Marie Dhainaut 03.11.2023

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Les avances de l’Arabie Saoudite révèlent le destin périlleux de l’Eurofighter »

Le royaume saoudien est le plus gros client pour l’exportation de l’avion de combat européen. Cependant Riyad envisage désormais de passer à la concurrence française – ce qui serait même un double coup bas pour la construction d’avions de combat en Allemagne.

Pour l’instant, il ne s’agit que d’une question, mais elle provoque une alarme générale chez Airbus.

L’Arabie saoudite, principal client à l’exportation de l’avion de combat Eurofighter, s’intéresse au modèle concurrent Rafale du compétiteur français Dassault.

Si Riyad devait effectivement acheter à Paris, cela pourrait, selon les prévisions les plus pessimistes, ne pas seulement remettre en question l’avenir de l’Eurofighter. Il en va plutôt de la construction d’avions de combat en Allemagne dans son ensemble, y compris son rôle dans le mégaprojet d’avenir SCAF (Système de combat aérien du futur). Le quotidien français « La Tribune » rapporte que le délai pour une offre de plusieurs milliards pour 54 avions Rafale expire dans un peu plus d’une semaine. La demande des Saoudiens auprès du concurrent de l’Eurofighter, Dassault, a par ailleurs des raisons politiques.

Dans un court message ironique et mordant sur la plate-forme X, anciennement Twitter, on peut lire par exemple : « Berlin ‘vend’ plus de 50 jets français Dassault Rafale à Riyad ». En raison de l’implication de l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen, le gouvernement allemand a déclaré qu’il n’autoriserait pas de nouvelles livraisons pour le moment. « Aucune décision concernant des livraisons d’Eurofighter en direction de l’Arabie saoudite n’est prévue dans l’immédiat », a déclaré le chancelier Olaf Scholz (SPD) en juillet, en marge d’un sommet de l’OTAN.

Pour Airbus et les autres groupes britannique (BAE Systems), italien (Leonardo) et espagnol impliqués dans la construction du jet, c’est un coup bas qui sera encore plus violent si Riyad passe effectivement commande à Dassault. Récemment encore, Airbus et l’association professionnelle allemande BDLI ont mis en garde contre un manque de commandes pour l’avion de combat. « Nous avons besoin d’un développement complémentaire de l’Eurofighter pour garantir la construction d’avions militaires en Allemagne », a déclaré à Berlin Michael Schöllhorn, directeur de l’armement chez Airbus. La production des sous-traitants s’arrêtera à partir de 2027. Une commande de Riyad à Dassault serait le prochain choc pour la communauté Eurofighter. L’année dernière, il a en effet été décidé que le gouvernement fédéral achèterait 35 avions furtifs F-35 au constructeur Lockheed Martin pour remplacer les Tornado obsolètes de l’armée de l’air. Or, Airbus a besoin de commandes en provenance d’Allemagne et à l’exportation pour l’Eurofighter afin de poursuivre le développement du modèle. Mais concernant les exportations, les pays impliqués dans l’Eurofighter ne sont pas d’accord. L’Allemagne freine plutôt ou empêche, comme le montre l’exemple de l’Arabie saoudite.

Pour qu’un Eurofighter puisse garder en observation dix fois plus de cibles qu’auparavant, l’État fédéral investit des milliards dans une superélectronique. Pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne se place ainsi à la pointe du développement des radars pour les avions de combat.

Outre les 72 Eurofighter déjà livrés à Riyad, la Grande-Bretagne en livrerait volontiers 48 autres, voire plus, si cela était possible. Si Dassault devait prendre le relais, cela aurait des conséquences fatales. La motivation française à poursuivre la coopération avec l’Allemagne dans le domaine de la construction aéronautique pourrait alors diminuer, craint Schöllhorn, membre du directoire d’Airbus. Il fait ainsi allusion au projet SCAF prévu en commun avec Dassault, dans lequel les deux groupes, par ailleurs concurrents, sont théoriquement les meilleurs amis du monde.

C’est un marché bizarre avec des règles parfois à peine imaginables. Ainsi, la France est certes explicitement citée dans la stratégie de sécurité nationale allemande comme un partenaire étroit et particulier, alors que les projets d’armement sont parfois soumis à des conditions selon lesquelles personne de l’autre côté ne doit avoir un droit de regard, la règle du « German- ou French-eyes only ». Chaque nation veut ainsi protéger ses technologies militaires et ses « champions nationaux », ce qui freine en retour les développements communs.

« Ces règles doivent être abolies »

« Ces règles doivent être abolies », déclare l’ancien top-manager d’Airbus Bert Stegkemper dans un entretien avec WELT. Il voit une opportunité historique pour un « changement d’époque dans l’approvisionnement militaire, dans la structure de l’industrie et de ses règles européennes ». Il est convaincu que beaucoup de choses pourraient être mises en œuvre de manière plus efficiente et effective. « Il y a là un énorme potentiel que nous n’exploitons pas parce que nous pensons trop petit, à trop court terme et trop national ». Il craint que « dans le cas contraire, on en arrive à une monopolisation par des concurrents américains de plus en plus puissants », c’est-à-dire que des groupes américains et leurs produits donnent encore plus le ton en Europe.

Les grands projets d’armement européens FCAS et MGCS (chars de combat) ne devraient donc plus être retardés. « Ils doivent au contraire être menés avec rigueur », affirme Stegkemper. Il a été le numéro deux de la division hélicoptères d’Airbus et a occupé auparavant des postes de premier plan au sein du groupe. Il connaît donc les particularités françaises et allemandes. Il est désormais porte-parole d’une société de conseil (Aerospace Consultance Associates – ACA) qui compte des clients en Allemagne et en France dans ce secteur.

L’ancien dirigeant d’Airbus propose des solutions radicales. Berlin et Paris devraient concevoir activement leur industrie de la défense ensemble, afin que les nouvelles technologies européennes soient plus rapidement opérationnelles. Stegkemper provoque : « Si nécessaire, il faut cesser de développer le Rafale et l’Eurofighter afin de mettre en service le SCAF plus rapidement et en temps opportun »

Pour se libérer de la structure industrielle inefficace et morcelée, des capitaux pourraient parvenir à l’industrie de l’armement à travers des fonds, dans lesquels des acteurs proches de l’État auraient également leur mot à dire. La France aurait déjà fait de bonnes expériences dans ce domaine. De cette manière, des alternatives européennes compétitives à l’offre américaine pourraient apparaitre.

Avec des structures allégées, la suppression des schémas de pensée nationaux et des spécificités nationales au sein des autorités et des entreprises, les produits d’armement européens ne devraient en aucun cas devenir plus chers que les produits américains, affirme l’expert en dressant un parallèle : « Nous avons tout de même aussi atteint une position de leader mondial sur le marché très disputé des avions civils ». « Nous, Européens, avons désormais la possibilité de sortir de notre position de profiteurs1 de la défense. Il suffit de le vouloir ».

Le changement d’époque offre – selon Stegkemper – une dernière chance pour une Europe de la défense. « Si l’on n’agit pas maintenant, les structures, le savoir-faire et les compétences seront perdus et l’Europe restera durablement coincée dans des structures nationales inefficaces qui ne seront plus utilisées par les groupes américains que comme une extension de leurs ateliers « .

Pour cela, il faudrait redéfinir les priorités. « En finir avec le nombrilisme national et avec la pensée en termes de leadership, en venir à la réalisation d’objectifs communs ». Cela implique également du respect pour les règles nationales en matière d’exportation, au lieu de prescrire la morale allemande par le biais de règles européennes, selon l’expert.

1 Note du traducteur :
Bert Stegkemper utilise les mots : « Wir Europäer haben jetzt die Chance, aus unserer Position der Trittbrettfahrer in der Verteidigung rauszukommen.“ Le mot „Trittbrettfahrer“ est ici difficile à rendre. L’image est celle du resquilleur qui reste sur le marchepied d’un tramway pour voyager sans payer.
Son idée est à peu près:
– Le „Trittbrettfahrer“ se simplifie la vie car il ne contribue pas au système, il ne paie pas pour le faire fonctionner mais il l’utilise.

– Il ne prend ainsi aucune responsabilité et est méprisé par les passagers payants.
Cette idée peut être comprise comme une allusion aux reproches de Donald Trump en 2018.