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Pour renforcer la capacité d’action autonome de l’Europe : controverser ou converger ?

Traité Aix-la-Chapelle France
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6 décembre 2020 l Jean-Marie Dhainaut, ancien cadre de l’industrie européenne de défense

Le 22 janvier 2019, le traité franco-allemand d’Aix-la-Chapelle faisait écho à l’initiative d’Emmanuel Macron lancée à l’occasion de son discours de la Sorbonne « pour une Europe souveraine, unie et démocratique ». Pour la défense, en particulier, les articles 3 et 4 (1) assurent l’approfondissement de la coopération politique, le renforcement de la capacité d’action autonome de l’Europe, le vœu de faire converger les objectifs et politiques de sécurité et de défense, renforçant par là-même les systèmes de sécurité collective dont ils font partie. 1

Où en est-on de ces engagements ? Bien sûr, il y a les lancements de grands projets, notamment en matière de renforcement capacitaire : le SCAF (Système de combat aérien du futur) et le char de combat MGCS (Main Ground Combat System). Mais quelle perception en ont les simples citoyens ? Certaines réactions sont pour le moins dubitatives. Dans quelle mesure cette perception nous fait-elle perdre une part de l’énergie que ces citoyens, en particulier ceux d’entre eux qui travaillent directement à ces thèmes, sont prêts à y investir ?

Un ami me montrait récemment un article de Space News 2 qui titrait : « Germany to become the first foreign military buyer of U.S. jam-resistant GPS receivers »3. Il s’offusquait, rappelant les milliards d’euros d’argent public européen investis dans Galileo, mettant en avant la dépendance tactique induite par ces composants US pour les troupes allemandes. « Mais où est la cohérence avec l’autonomie européenne en matière de défense ? » demandait-il. En effet, sans mobiliser des sommes très importantes, un tel achat induit fatalement une forme de dépendance.

De telles réactions doivent être replacées dans le contexte plus général de l’autonomie stratégique européenne, et en particulier de la vision qu’ont la France et l’Allemagne de ce concept qui fait l’objet d’une controverse récente au plus haut niveau. Selon sa perception d’une telle controverse, le citoyen peut constater des différences et comprendre comment il doit s’engager, ou, au contraire, il peut croire à des divergences fondamentales. Et alors, il doute de son action.

France vs Allemagne : une controverse sur « l’autonomie stratégique » de l’Europe

Annegret Kramp-Karrenbauer (ci-après « AKK »), ministre de la défense fédérale, a donné, le 2 novembre, une interview à Politico4 sous le titre « Europe still needs America ». Elle y déclarait notamment ceci: « Illusions of European strategic autonomy must come to an end: Europeans will not be able to replace America’s crucial role as a security provider»5. Cette phrase a soulevé les émotions en France : que restait-il de la « capacité d’action autonome de l’Europe » du traité d’Aix-la-Chapelle ?

Le 12 Novembre, Emmanuel Macron déclarait, dans une interview au Grand continent : « il ne faut surtout pas perdre le fil européen et cette autonomie stratégique, cette force que l’Europe peut avoir pour elle-même (…) L’Europe de la défense, qu’on croyait impensable, nous l’avons faite ; nous avançons sur le terrain de l’autonomie technologique et stratégique » . (… ). Sur le plan géostratégique, nous avions oublié de penser car nous pensions par le truchement de l’OTAN nos relations géopolitiques ».6

Le président français suggérait en outre une divergence de vue entre la Chancelière et sa ministre de la défense, qu’il accusait de commettre un « contresens de l’histoire ».

Le 17 Novembre, dans un discours à l’université de la Bundeswehr à Hambourg, AKK déclarait ceci  7 : « L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe va trop loin si elle nourrit l’illusion que nous pourrions garantir la sécurité, la stabilité et la prospérité en Europe sans l’OTAN et sans les États-Unis. (…) L’Allemagne et l’Europe ne peuvent pas se protéger sans les capacités nucléaires et conventionnelles de l’Amérique ».

L’opposition semblait donc claire, et fut interprétée ainsi par la presse des deux côtés du Rhin :

  • Westdeutsche Zeitung 17.11. « AKK fait front à Macron: l’Europe a besoin de l’Amérique »
  • Zeit online, 19.11. « AKK contredit Macron : nous aurons besoin de l’OTAN et des USA »
  • Le Monde 19.11. « Défense européenne : passe d’armes inédite entre Annegret Kramp-Karrenbauer et Emmanuel Macron »8.

L’inspecteur général de l’armée de Terre allemande, Generalleutnant Alfons Mais, déclare à son tour, dans une interview du 20 novembre au journal Rheinzeitung : « Qui croit que l’Europe pourrait se défendre elle-même ne sait pas de quoi il parle. Cela ne sera pas le cas dans les 20 ans qui viennent ».9

Que retirer de cette polémique ? Le citoyen européen doit-il en déduire qu’il n’a aucune protection face à la montée de menaces en tous genres, dans un monde de plus en plus instable, que l’Europe est désunie et que le traité franco-allemand d’Aix la Chapelle ne vaut rien ?

Comment, dans ce contexte, le simple citoyen normalement intéressé aurait-il pu interpréter l’achat par l’Allemagne de récepteurs GPS américains durcis au brouillage autrement que par un nouveau doute sur la volonté allemande d’atteindre l’objectif d’autonomie stratégique européenne ? Dans une atmosphère de confiance, sans doute aurait-il réagi plus sereinement.

Divergence ou incompréhension ?

Dans l’article du Monde du 19 novembre déjà cité, Thomas Wieder et Jean-Pierre Stroobants citent Ulrike Franke, chercheuse à l’European Council on Foreign Relations (ECFR), qui relève « une incompréhension persistante entre Paris et Berlin sur la notion d’autonomie stratégique. En Allemagne il y a la crainte que la France veuille complètement affranchir l’Europe des Etats Unis. En France, on s’inquiète de voir l’Allemagne privilégier la relation transatlantique à l’intégration européenne ».

Si on ne partage pas la même vision de l’autonomie stratégique, comment se mettre d’accord sur les missions à donner à une défense de l’UE pour la réaliser ? Si ces missions sont pensées différemment, comment savoir si l’appréciation de l’un concernant la possibilité de succès est comparable avec celle de l’autre ? Comment définir les moyens et le temps nécessaire à ces missions ? Ni les deux grands projets de coopération SCAF et MGCS ni les réalisations importantes (l’escadron franco-allemand à Evreux, la commande d’hélicoptères NH90 maritimes, etc.) ne doivent cacher que cette « incompréhension » fait perdre des opportunités et rend les progrès pour le moins difficiles.

Dans son discours, commenté et décrypté par Le Grand Continent 10, AKK explique les axes de sa politique, qu’il faut comprendre dans le contexte des fondements de la pensée allemande en matière de défense : une « armée parlementaire » dont les actions sont autorisées par le Bundestag ; une réticence de l’opinion et des dirigeants politiques à l’accroissement des engagements allemands dans le monde ; une vision atlantiste qui fait des Etats Unis et de l’OTAN les garants de la sécurité en Europe ; des objectifs pragmatiques de maintien de la paix et de la prospérité en Europe ; une méfiance à l’égard de la géopolitique, considérée comme porteuse d’une politique d’expansion violente. S’y ajoute la nuance -importante- entre les notions d’autonomie et de souveraineté, qui suffit à nourrir l’incompréhension.

Ulrike Franke commente également la phrase d’AKK, dans Le Grand Continent, le 18 novembre 2020 11. « Selon elle, l’idée d’autonomie européenne va trop loin, « si elle alimente l’illusion que nous pourrions garantir la sécurité, la stabilité et la prospérité en Europe sans l’OTAN et sans les États-Unis ». Le « si » de cette phrase est fondamental. Car ce n’est pas ainsi qu’Emmanuel Macron définit l’autonomie. » La conciliation n’est-elle pas contenue dans la formule d’AKK « nous devons être plus européens pour rester transatlantiques » ?

Il y a certainement deux visions, allemande et française, de la défense européenne et du partenariat transatlantique. Plutôt que de divergence, il s’agit plutôt d’un malentendu. Dépasser ce malentendu contribuera à créer le climat serein dans lequel les citoyens des deux pays peuvent coopérer activement dans la promotion de grands projets de défense.

Le risque est important qu’apparaissent de nouvelles difficultés de communication. Les comprendre et les prévenir autant que possible sera important pour le succès de la coopération.

La publication de Detlef Puhl12 donne de bonnes indications. Il relève des divergences dans des thèmes importants dont il faut débattre, tels que le rôle de l’industrie de l’armement, les exportations d’armes13 et les capacités d’action et d’intervention. Mais il montre aussi des différences concrètes dans les organisations qui peuvent affecter les canaux de communication pour ces débats.14 .

Dépasser le conflit ?

Il faut pour cela mieux débattre : Selon Ulrike Franke , « Il serait en ce sens appréciable d’avoir moins de faux débats, et de nous concentrer davantage sur ce que les deux pays ont en commun : le désir de construire plus de capacités européennes ».

Il faut aussi une modération des débats : Notre Assemblée Parlementaire Franco-Allemande pourrait contribuer à cette construction, et influencer positivement le débat pour faire ressortir les points de convergence. Il lui appartient en effet de « veiller à l’application (…) du Traité (…) du 22 janvier 2019 (…) ainsi qu’à la mise en œuvre et à l’évaluation des projets qui en découlent »15.

Enfin, il faut que le débat soit orienté vers une vision vraiment attractive : Dans sa chronique parue dans le Monde du 2 décembre, Sylvie Kauffmann propose également de « sortir du piège de l’autonomie stratégique » et de cesser une polémique incompréhensible pour les citoyens européens, et assez artificielle au regard des moyens limités que l’Union est disposée à accorder à la défense. En revanche, une souveraineté européenne « moderne », étendue à d’autres domaines que la défense (santé, normes juridiques, numériques et sociales, climat, industrie), intégrée dans un partenariat transatlantique à reconstruire après quatre ans de présidence Trump, est de nature à répondre aux défis du 21e siècle.

Jean-Marie Dhainaut a travaillé de 1976 à 2019 en Allemagne à de nombreux programmes de coopération dans l’industrie de la défense. Il s’attache à affermir la coopération franco-allemande en tant que pilier nécessaire pour renforcer durablement les valeurs de l’Union européenne.

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1 Traité d’Aix-la-Chapelle, extrait :
« Article 3
Les deux États approfondissent leur coopération en matière de politique étrangère, de défense, de sécurité extérieure et intérieure et de développement tout en s’efforçant de renforcer la capacité d’action autonome de l’Europe. ».
« Article 4
(1) Du fait des engagements qui les lient en vertu (…) du Traité de l’Atlantique Nord du (…) et (…) du Traité sur l’Union européenne (…), les deux États, (…) font converger de plus en plus leurs objectifs et politiques de sécurité et de défense, renforçant par là-même les systèmes de sécurité collective dont ils font partie… ».

2 https://spacenews.com/germany-to-become-the-first-foreign-military-buyer-of-u-s-jam-resistant-gps-receivers/

3 L’Allemagne va devenir le premier acheteur étranger des récepteurs GPS américains à usage militaire résistant au brouillage.

4 https://www.google.com/amp/s/www.politico.eu/article/europe-still-needs-america/amp/

5 Il faut en finir avec les illusions d’autonomie stratégique européenne : les Européens ne pourront pas remplacer le rôle capital qu’ont les Etats Unis en tant que garants de leur sécurité.

6 https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/11/16/interview-du-president-emmanuel-macron-a-la-revue-le-grand-continent

7 Extrait du discours presenté ici : https://www.faz.net/aktuell/politik/akk-sieht-sicherheit-europas-ohne-usa-und-nato-als-illusion-17056986.html « Die Idee einer strategischen Autonomie Europas geht zu weit, wenn sie die Illusion nährt, wir könnten Sicherheit, Stabilität und Wohlstand in Europa ohne die NATO und ohne Europa gewährleisten. Und der wichtigsten Verbündeten in der Sicherheits- und Verteidigungspolitik waren und sind nach wie vor die Vereinigten Staaten von Amerika und sie werden es auf absehbare Zeit auch bleiben. Ohne die nuklearen und konventionellen Fähigkeiten Amerikas können Deutschland und Europa sich nicht schützen. … ».

8 https://www.lemonde.fr/international/article/2020/11/19/defense-europeenne-passe-d-armes-inedite-entre-akk-et-macron_6060341_3210.html

9 https://www.rhein-zeitung.de/region/rheinland-pfalz_artikel,-europa-kann-sich-nicht-selbst-verteidigen-heereschef-widerspricht-ueberlegungen-nicht-mehr-auf-die-hi-_arid,2191120.html “Wer glaubt, dass sich Europa selbst verteidigen könnte, der weiß nicht, wovon er spricht. Zumindest wird das nicht in den nächsten 20 Jahren der Fall sein“.

10 https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/21/reponse-akk-macron/ Titre « Autonomie stratégique : la réponse d’AKK à Macron », par François Hublet et Pierre Monnerat.

11 Ulrike Franke, https://legrandcontinent.eu/fr/2020/11/18/lallemagne-la-france-et-le-fantome-de-lautonomie-europeenne/

12 Ancien conseiller spécial du secrétaire général de l‘OTAN

13 L’Allemagne est le 5e exportateur mondial

14 Note de l’IFRI, Novembre 2020, Detlef Puhl, « La coopération en matière d’armement entre France et Allemagne. Une entente impossible »

15 Article 6 de l’accord parlementaire franco-allemand du 11 mars 2019

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