arme atomique

L’atome : comment faire sortir l’éléphant de la pièce ?

drapeau-allemand

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21 mars 2021 l Jean-Marie Dhainaut, ancien cadre de l’industrie européenne de défense

1 – Quel éléphant ?

Le 22 Janvier 2021, le « Traité sur l’Interdiction des Armes Nucléaires » (ci-après : TIAN) est entré en vigueur. Signé à cette date par 86 pays et ratifié par 51 d’entre eux.

Cela touche-t-il la coopération franco-allemande en matière de défense ?

— Pas directement, certes.

L’Allemagne ne l’a pas signé1 et la France, bien sûr, non plus. Est-ce une position commune ?

— C’est plutôt un « plus petit dénominateur commun ».

Je pense au contraire que l’arme atomique est l’un des sujets de divergence profonds qu’il faudra éliminer dans notre coopération en matière de défense.

Il est là, tout le monde le sait. Mais, comme l’éléphant dans la pièce cher à de si nombreux conseillers, on ne traite pas le sujet. On en parle parfois, mais sans chercher vraiment une position commune sur le fond.

Il est vrai que le sujet est délicat : ne serait-il cependant pas plus sage de traiter un sujet délicat à un moment auquel il ne fait justement pas l’objet de tension particulière ? Dans un calme qui permet peut-être mieux les discussions rationnelles ?

Pour y réfléchir, je propose trois questions :

– Est-il probable que le thème devienne cause de tensions ?

– Dans quelle mesure le thème est-il objet de divergences franco-allemandes ?

– Quel est le danger concret pour notre coopération ?

2 – Un débat sur l’arme atomique est-il cause probable de tensions ?

— Oui pour au moins trois raisons

Premièrement, le débat sera nécessaire un jour au niveau de l’Union Européenne (ci-après : UE) puisque trois de ses membres (Autriche, Irlande et Malte) ont signé le traité (TIAN). Ce faisant, ils considèrent2 « que tout emploi d’armes nucléaires serait contraire aux règles du droit international applicable dans les conflits armés … » et ils affirment « que tout emploi d’armes nucléaires serait également inacceptable au regard des principes de l’humanité et des exigences de la conscience publique … ». De plus, chacun d’eux « encourage les États non parties au présent Traité à le signer, (…) ou à y adhérer … ».

Comment ces positions pourront-elles ne pas faire obstacle à la conception d’une défense de l’UE qui renforce l’« Organisation du Traité de l’Atlantique Nord » (ci-après : OTAN), qui contient la France et qui considère la Grande Bretagne comme un allié naturel ? 3

Deuxièmement, même si tous les acteurs usuels des discussions concernant la défense et l’armement continuaient à se refuser à lancer le débat, il sera lancé un jour par d’autres car le débat sur cette arme ressortit à des dimensions fondamentales qui sont l’affaire de tous : l’éthique et l’émotion.

Pour l’éthique, limitons-nous à l’exemple de l’Eglise catholique. Que le Vatican ait ratifié le traité peut paraître anodin. Que le pape ait dit4 « l’usage des armes nucléaires est immoral, c’est pourquoi cela doit être inscrit dans le Catéchisme de l’Église catholique, et pas uniquement l’usage, mais aussi la possession … », cela l’est déjà beaucoup moins. Diverses publications démontrent que des églises chrétiennes convergent sur ce point5. Ne sous-estimons donc pas la portée à long terme de ce courant profond.

Quels que soient les autres partis ou organisations qui susciteront un rejet actif de l’arme atomique, leurs paroles en tout cas vont trouver sur le TIAN un écho amplifié.

Pour l’émotion : Bombe A, Bombe H, arme nucléaire stratégique, arme tactique … tout cela est dans l’imaginaire du public une et même chose : la menace de la destruction de la vie sur la planète.

Si un débat est lancé, peu importera ce qu’en pourront dire des spécialistes. En ce qui concerne ce thème, c’est alors au niveau de l’émotion des masses que l’influence des électeurs sur les politiques puisera sa force. Faute de préparation, le rationnel risque de ne pas compter beaucoup.

Certes, les grands partis prendront soin d’éviter ce débat en Allemagne en 2021 et en France en 2022 : trop d’élections importantes ! Probablement, ils réussiront. — Mais après 2022 ? Est-il bon de laisser si longtemps en suspens un thème aussi grave et potentiellement émotionnel ?

Troisièmement : Attendre, je pense, c’est se condamner à réagir au lieu d’agir. Il y a trop d’occasions probables de parler de l’arme nucléaire pour qu’on ne considère pas comme acquis que l’une d’elle amorcera le débat. Quelques exemples :

  • Les achats d’avions porteurs feront parler des missions du SCAF6, y compris la mission nucléaire.
  • Le stockage des bombes US en Europe et leur modernisation émeut régulièrement les populations.
  • Les discussions sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP7) : en effet, en rester à celle-ci devient, sur la base du TIAN, pratiquement illicite pour autant que le TNP n’est pas complètement réalisé, c’est-à-dire si la finalité de son article VI n’est pas poursuivie « de bonne foi » donc en démontrant qu’un « traité de désarmement général et complet sous un contrôle international strict » est voulu. L’état actuel des choses prouve-t-il que, 51 ans après que ce traité prit effet, cet article est respecté ?
  • Notons que la prolongation du traité Newstart entre USA et Russie8, ne faisant que limiter le nombre des armes, est au mieux un indice supportant que ces pays ne veulent pas le contraire d’un désarmement. Nous sommes loin de l’obligation précitée du TNP. On en reparlera.
  • La pression des instituts financiers, des universités et des divers acteurs sociaux, dont bon nombre, déjà aujourd’hui refusent de soutenir (financièrement, technologiquement etc.) l’industrie de l’armement, va augmenter. Le fondement de ces refus dans les règles d’éthique de fonds d’investissement sera renforcé par le TIAN. Les difficultés pour obtenir des financements bancaires ou assurances aussi bien que pour obtenir le soutien d’instituts universitaires gêneront de plus en plus les entreprises.
  • Le budget français de la dissuasion nucléaire prend des proportions qui nécessitent débat9. Extrait d’un rapport au parlement : « Le volume des investissements nécessaires en devenir impose cependant au préalable un débat de fond et public pour non seulement partager avec les Français l’impératif de la dépense mais aussi éviter que les acteurs de la dissuasion ne s’enferment dans un conservatisme capacitaire néfaste. »

Une liste complète de telles occasions de débattre serait bien trop longue ! Cette longueur dimensionne la probabilité qu’un des thèmes éclose et domine les discussions publiques en un moment ou sous une forme peut-être bien inopportune.

3 – Dans quelle mesure le thème est l’objet de divergences franco-allemandes ?
  • Il est objet de polémiques néfastes.
  • Il est éligible comme objet de discussions militaires ou politiques doctrinales.
  • Il porte en lui les germes de controverses politiques graves.
3.1 – Un objet de polémiques néfastes ?

La polémique autour de l’arme nucléaire a déjà pénétré le débat politique présent. Il suffit de se souvenir de la déclaration de la ministre allemande de la défense, le 17 Novembre 2020 (cf. Comité Carnot, Défense, 06.12.2020) qui disait10 : « L’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe va trop loin si elle nourrit l’illusion que nous pourrions garantir la sécurité, la stabilité et la prospérité en Europe sans l’OTAN et sans les États-Unis » en argumentant : « L’Allemagne et l’Europe ne peuvent pas se protéger sans les capacités nucléaires et conventionnelles de l’Amérique ». L’argument était inutile, car, venant de France, il n’était pas question de sortir de l’OTAN. Cependant il y eut polémique avec conséquences durables négatives, comme le montra le rappel à ce discours lorsque fut présenté récemment encore un rapport à l’Assemblée Nationale11.

Il y a bien d’autres aspects de cette question qui peuvent prêter à polémique. Sans les énumérer ici, gageons que quelqu’un trouvera avantage à utiliser l’un ou l’autre.

3.2 -Objet de discussions militaires ou politiques doctrinales ?

Ce thème a des éléments pour lesquels la logique ne suffit pas à déterminer les termes raisonnables. On croit formuler la meilleure solution ou on ne le croit pas. Peu d’exemples :

  • Dissuasion stratégique « à la française » ou doctrine de l’OTAN : « deterrence, based on an appropriate mix of nuclear and conventional capabilities, remains a core element »12 ?
    Ceci me paraît être une question de doctrine qui se prêterait tout aussi bien à la polémique qu’à des prises de positions capable de bloquer des discussions.
  • Dans le podcast précité13 , un des participant formula une question fondamentale à peu près en ces termes : les armes nucléaires assurent la sécurité d’États en créant un maximum d’insécurité. Il s’agit ici d’une insécurité pour tous et la question est donc permise : est-ce que ce paradoxe peut être le fondement de la paix ?
  • Prenons en dernier exemple l’idée formulée en Inde avec « minimum credible deterrence ». Dépassons les questions de capacité de destruction associées à ce terme er restons en à la crédibilité. J’y vois la crédibilité combinée de l’arme, des vecteurs, des acteurs tactiques (par exemple les pilotes), des institutions qui doivent décider et des décideurs en elles. Vu le nombre des facteurs, maintenir cette crédibilité est déjà difficile. Si nous y rajoutions une couche de gouvernance politique de l’UE et une discussion en suspens sur le TIAN … Voulons-nous croire que nous saurons, à terme, établir une telle crédibilité dans une Europe de la Défense ? Ou refusons-nous d’y croire ?

Voulons-nous nous laisser surprendre par la nécessité, un jour, de traiter de ces questions « á chaud » ?

3.3 -Des germes de controverses politiques graves ?

Si cette discussion naît sans être préparée, le nombre des points de vue sur le problème risque d’être ingérable.

Bref regard sur l’Allemagne :

  • Les partis dominants, CDU et CSU 14portent en leur nom la lettre C pour « chrétiens » : rappelons-nous la position des églises chrétiennes.
  • Le parti Die Grünen poursuit l’objectif15 d’une Europe sans armes atomiques et que l’Allemagne cesse rapidement sa participation à l’emploi de l’arme atomique par l’OTAN.
  • À l’intérieur du parti SPD16  : le chef de sa fraction parlementaire, Rolf Mützenich, et le co-président du parti, Norbert Walter-Borjans, veulent que l’Allemagne cesse sa participation à l’emploi de l’arme atomique par l’OTAN. Le Ministre SPD des Affaires étrangères Heiko Maas ne voit dans un tel retrait que désavantages tant que ces armes sont déployées par l’OTAN.17

Ce ne sont que trois exemples parmi d’autres montrant une pluralité d’opinions sur ce sujet qui n’est pas nouvelle. On en voit les diverses illustrations dans la politique allemande depuis environ 1950. Elle n’a pas empêché que l’Allemagne reste membre de l’OTAN. Mais permettrait-elle un accord sur un rôle allemand dans une communauté européenne possédant l’arme atomique ? – Ou bien une discussion à ce sujet ne ferait-elle qu’exacerber ces divisions internes à l’Allemagne ?

Regardons maintenant l’interface France-Allemagne. On sait que ce n’est que le cadre historique général qui conduisit autrefois la France à posséder l’arme nucléaire et l’Allemagne à y renoncer. Cette différence correspond cependant très bien à deux rôles d’aujourd’hui :« Celui de grande puissance (pour la France) et celui de puissance civile (pour l’Allemagne) » 18. L’auteur d’une thèse utilisa cette différence de rôles, entre autres facteurs, pour décrire les freins à l’emploi effectif d’unités militaires telles que la Brigade Franco-Allemande. Ne doit-on pas penser que toute discussion franco-allemande non préparée en conséquence pourrait conduire à ériger ces différences de rôles en des oppositions profondes au regard de notre thème ?

Conscient de n’avoir ainsi regardé que quelques exemples touchant Allemagne et France, je n’ose imaginer l’extrapolation de leur diversité sur les 25 autres États membres d’une Europe de la défense. Une discussion sur une telle base pourrait-elle rassembler une majorité suffisante sur un accord quelconque ?

4 – Le danger concret pour notre coopération ?

Pour éviter une liste effrayante, réfléchissons seulement à trois points exemplaires :

  • N’y a-t-il pas danger réel pour au moins une partie du concept d’utilisation du SCAF et, partant de là, danger que ce programme ne perde, à tout le moins, une partie de sa force ? N’y aurait-il pas un effet secondaire néfaste sur les autres programmes (MGCS19, Drohne …)
  • Le danger pour la formation de l’Europe de la défense n’a-t-il pas été suffisamment illustré ci-dessus au niveau de la discussion interétatique ?
  • Ne doit-on pas s’attendre à ce que les majorités nécessaires à supporter les budgets militaires en France et Allemagne souffrent si de tels thèmes devenaient sujet à des polémiques ?
5 – Faut-il faire sortir l’éléphant de la pièce et comment ?

Cette situation n’est-elle pas typiquement celle de « l’éléphant dans la pièce », qui met les discussions de grande coopération en état d’inhibition mais dont on ne parle quand même pas vraiment ?

Je pense qu’il est très probable que ce thème soit une cause potentielle de fortes tensions, qu’il puisse faire l’objet de divergences franco-allemandes et que ces tensions et divergences soient un danger réel pour la coopération franco-allemande et, partant, pour l’Europe de la défense. Et je pense cependant qu’il y a fondamentalement nécessité de traiter ce thème au lieu de l’épargner.

« Fondamentalement » ! … Et pratiquement ? Faire sortir un éléphant d’une pièce est une opération qu’on ne peut improviser. Dans le cas précis, il faut particulièrement bien préparer et ce n’est pas ici qu’on lira une recette. Mais, si nous voulons éviter l’inhibition des processus de coopération il faut, je crois, que des responsables politiques (français et allemands au moins), discrètement mais concrètement, s’engagent sur la façon de mener une discussion en vue d’arriver suffisamment tôt à une position commune. Il ne peut s’agir actuellement que d’une feuille de route. Le progrès sur ce chemin doit cependant être réellement voulu et contrôlé. Ne pas le faire, je crois, serait coupable. N’est-ce pas une initiative que des parlementaires français et allemands pourraient réclamer ?

1 Wikipedia https://fr.wikipedia.org/wiki/Trait%C3%A9_sur_l%27interdiction_des_armes_nucl%C3%A9aires#%C3%89tats_signataires_et_parties_au_trait%C3%A9 .

2 Préambule du « TRAITÉ SUR L’INTERDICTION DES ARMES NUCLÉAIRES » Alinéas 11 et 12 et article 12.
Präambel des « Atomwaffenverbotsvertrag », Absätze 11 und 12, und Artikel 12.

3 Podcast « Sicherheitshalber » #37, 10.12.2020, en particulier minutes 40 à 45 du Podcast.
Podcast « Sicherheitshalber » #37, 10.12.2020, insbesondere Minuten 40 – 45 des Podcasts.

4 Vatican News https://www.vaticannews.va/fr/pape/news/2020-08/pape-armes-nucleaires-hiroshima-anniversaire.html

5 Exemple / Beispiel : „Beginnt die Atom-Abrüstung? / Kirche begrüßt Inkrafttreten von Atomwaffenverbotsvertrag “ https://www.domradio.de/themen/kirche-und-politik/2021-01-22/beginnt-die-atom-abruestung-kirche-begruesst-inkrafttreten-von-atomwaffenverbotsvertrag

6 France : SCAF = système de combat aérien du futur. Deutschland : FCAS (Englische Bezeichnung) = future air combat system. Spanien : FSAC = Futuro Sistema Aéreo de Combate.

7 France : TNP = Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires ; Allemagne : NVV = Nuklearer Nichtverbreitungsvertrag Englisch : NPT = Treaty on the Non-Proliferation of Nuclear Weapons – 01.07.1968.

8 Bericht Euronews https://fr.euronews.com/2021/02/04/les-etats-unis-et-la-russie-toujours-d-accord-pour-limiter-leurs-arsenaux-nucleaires .

9 Page 175 du rapport á l’Assemblée Nationale fait au nom de la commission des finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire sur le projet de loi de finances pour 2021 (n° 3360). Seite 175 des hier zitierten Berichts zur Assemblée Nationale.

10 Auszug aus der hier zitierten Rede: https://www.faz.net/aktuell/politik/akk-sieht-sicherheit-europas-ohne-usa-und-nato-als-illusion-17056986.html „Die Idee einer strategischen Autonomie Europas geht zu weit, wenn sie die Illusion nährt, wir könnten Sicherheit, Stabilität und Wohlstand in Europa ohne die NATO und ohne die USA gewährleisten“ Und: „Der wichtigste Verbündete in der Sicherheits- und Verteidigungspolitik waren und sind nach wie vor die Vereinigten Staaten von Amerika. Und sie werden es auf absehbare Zeit auch bleiben. Ohne die nuklearen und konventionellen Fähigkeiten Amerikas können Deutschland und Europa sich nicht schützen. Das sind die nüchternen Fakten»

11 Rapport de la MISSION « FLASH »SUR LA COOPÉRATION STRUCTURÉE PERMANENTE présenté à l’Assemblée Nationale le 27.01.2021.

12 Strategic Concepts, 24 Sep. 2020, https://www.nato.int/cps/en/natohq/topics_56626.htm .

13 Cf. Podcast « Sicherheitshalber » #37; Minute 43.

14 CDU = Christlich Demokratische Union Deutschlands, Parti chrétien démocrate d’Allemagne ; CSU = Christlich-Soziale Union in Bayern e. V., Association de l’Union Chrétienne et Sociale, parti spécifique à la Bavière dans laquelle CDU n’est pas représentée. CDU et CSU forment traditonnellemen au Bundestag le groupe « die Union ».

15 „Bündnis 90 – Die Grünen“ (parti allemand avec l’écologie pour priorité) : Grundsatzprogramm, lu le 12 janvier 2021

16 SPD = Sozialdemokratischen Partei Deutschlands, parti socio-démocrate d’Allemagne.

17 Frankfurter Rundschau, 04 Mai 2020, Bundesregierung bekennt sich zu nuklearer Teilhabe in der Nato.

18 Thèse de doctorat / Doktorarbeit « Les forces expéditionnaires bi/multinationales en Europe : analyse comparée des politiques d’alliance de la France et de l’Allemagne (1991-2016) » Présentée Présentée par Laurent BORZILLO à l’Université de Montpellier, le 21 février 2020. Page 2

19 Main Ground Combat System: Système de combat terrestre futur avec pour composante principale un char nouveau.

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